Récit d’une visite de l’usine

En septembre 2023, la méga-scierie Farges Bois ouvrait ses portes à l’occasion des journées du patrimoine. Plusieurs ami.es du collectif et le doctorant Roméo Bondon se sont rendus sur place pour visiter le site. La publication d’un article « La scierie, c’est la charnière » : des unités industrielles aux alternatives forestières écrit par notre ami chercheur nous a rappelé cette journée mémorable qui s’est perdu dans l’actualité trépignante de la mobilisation contre l’extension de l’usine. En ce début de printemps 2024 où la sève remonte, où les bourgeons éclatent et où les fruits se préparent, nous avons voulu revenir sur cette visite, et vous raconter ce que nous en avons appris, ce que nous avons vu de l’état des scieries, de leur devenir. Cette visite nous a renforcé dans notre croyance que le modèle des méga-scieries finira d’enterrer tout alternative si nous ne travaillons pas à y mettre un terme. Il nous rappelle aussi, avec l’article de Roméo, que la question de la première et seconde transformation du bois reste « le parent pauvre du milieu forestier alternatif ». A regarder les machineries industrielles de plus près, les envies de faire différemment s’accentuent. Nous ne pouvons pas abandonner nos forêts à ces usines.

Il y a curieusement beaucoup de personnes présentes pour la visite de l’usine. Il faut dire qu’un tel appareil industriel suscite de l’intérêt de la part des riverains. Une file d’attente s’étire à l’entrée, pour préparer le départ des petits groupes. Nos ami.es entament leur visite avec le responsable commerciale, alors que le responsable finance fait office de voiture-balai, afin que personne ne s’aventure à se détacher du groupe. Il paraîtrait que la cinquantaine de salariés mobilisés pour animer cette journée de visite guidée le font de manière bénévole. Il semblerait aussi que l’opacité de l’entreprise ne plaise pas aux élu.es, qui auraient exigés au site d’ouvrir ses portes pour établir plus de lien avec la population. Alors s’il faut accueillir, autant se préparer à faire passer un ensemble de messages sur la forêt, le carbone, la concurrence internationale.

La zone d’accueil est fournie en matériel de communication. Une petite exposition décrit le projet d’extension de l’usine, une autre explique pourquoi « les forêts exploitées capteraient plus de carbone que les forêts naturelles ». Ce discours, largement remis en question par la littérature scientifique, est le même que celui des grandes coopératives forestières (Alliance Forêt Bois, UniSylva etc .). Notre petit groupe démarre, et découvre le site dans le sens de la production : de l’arrivée de la matière première jusqu’au produit fini.

Approvisionnement « local »

Pendant la visite, le caractère local de l’approvisionnement en bois a été réaffirmé à de nombreuses reprises. Néanmoins, les chiffres avancés n’étaient pas toujours les mêmes, allant de 80 km à la ronde à 300km, suivant les personnes et les supports de communication. Globalement, le bois proviendrait essentiellement du Tarn et du Massif Central. L’approvisionnement se fait en bois déjà billonnée, en trois tailles standardisés (4, 5 et 6 mètres) et en seulement deux essences : le douglas et l’épicéa. Ils reçoivent également du mélèze mais très à la marge. L’épicéa, quant à lui, est amené à disparaître à cause du réchauffement climatique. L’entreprise se spécialise de plus en plus dans la transformation du douglas. Pour promouvoir cette essence, l’entreprise investit dans différents fonds forestiers de replantation pour pousser les propriétaires à replanter leur essence favorite. Selon leurs dires, le bois provient d’éclaircies et de « coupes rases raisonnées », si tant est que cela existe. Le responsable commercial ajoute que « si on devait être propriétaire de toutes les forêts qu’on exploite, on aurait besoin de 250 000 hectares -après l’agrandissement nous comprenons- en prenant en compte les rotations sylvicoles ».  En réalité, l’entreprise n’est propriétaire que d’une petite quantité de forêts, à la fois pour sécuriser une petite partie de leur approvisionnement mais aussi pour mener des expérimentation sylvicoles (sur le cèdre notamment, qui serait une essence d’avenir selon eux).

Stockage & Parc à grume – le point faible de l’usine

Notre groupe avance dans sa visite jusqu’au fameux parc à grumes, l’endroit où la chaîne de production pêche. En effet, leur capacité de stockage de bois est actuellement de 5 jours, et le rangement-classement des billons est assuré par trois engins thermiques. Le projet d’extension prévoit une modification de ce bout de la chaîne. En particulier, le parc à grume connaîtra trois aménagements majeurs :

– D’abord, l’entreprise souhaiterait se doter d’un scanner de billons fonctionnant avec une intelligence artificielle. Celle-ci permettrait de détecter les nœuds internes et le pourcentage de bois dur pour classer automatiquement les billions par qualité de bois. 

– Ensuite, il s’agira d’installer un portique à grume électrique sur rail pour rationaliser les déplacements des grumes au cours des opérations de stockage et de transformation.

– Enfin, l’extension du site permettrait de créer une zone de stockage de bois dit « arrosé » sur 12 hectares. Notre guide n’hésite pas à avancer un argument écolo : « grâce à cette réserve, on ne sera pas obligé d’exploiter les parcelles forestières lorsque les conditions ne sont pas favorables à la forêt ». En réalité, notre groupe d’enquêteurs amateurs comprend bien qu’il est plutôt question d’absorber l’augmentation du volume de coupes du fait de l’arrivée à maturité (selon leur standards) de nombreuses forêts limousine. En effet, les évaluations de la forêt limousine prévoient que l’on atteigne un pic de prélèvement de douglas dans les prochaines années.

Un sciage sans scieur

Dans l’usine, le diamètre sciable maximal d’une grume est de 61 cm. Mais il n’y a pas de scieur, seulement des opérateurs de ligne qui appuient sur des boutons, qui surveillent leurs écrans et qui s’occupent de la maintenance des machines. Le bois rond arrive sur la ligne, il est grignoté pour devenir carré, les déchets de bois vont à la production de granulés. Le billion est ensuite débité en planche par les fameuses lames Canter. On nous dit que le débit horaire était limité par les humains qui triaient les planches en sortie – cette limite a pu être levée par l’investissement dans un scanner à intelligence artificielle, le GoldenEyes, qui trie les planches automatiquement.

Nous apercevons dans le poste de sciage un classeur « Accident de travail ». Plus loin devant des bureaux, nous voyons le panneau « ░ nombre de jour sans accident / ░ record du nombre de jour sans accident », le nombre de jour n’est pas indiqué. En dessous de ce panneau, une inscription témoigne de l’intention de l’usine « objectif : 0 accident pour 0 arrêt de travail ». C’est dommage tous ces accidents qui ralentissent la production.

En aparté, une participante de la visite demande au responsable commercial des informations sur les circonstances du décès récemment survenu dans l’usine, en septembre 2022. Le responsable est gêné, marmonne qu’une enquête est en cours, ne sait pas trop quoi dire à part qu’il est mort pendant une opération de maintenance. Il y a de nombreuses affiches dans l’usine pour rappeler les conduites de sécurité à tenir. « Toucher du bois ne suffit pas ! ».

Si d’aventures des billions de plus de 60cms de diamètre arrivaient dans les camions, ils seraient mis de côté et envoyés à l’autre site de PiveteauBois en Vendée qui possède les machines pour les « valoriser ». En effet, le commercial nous explique que les granulés sont produits seulement avec les déchets de scierie, et que c’est une hérésie que de couper du bois pour le broyer. Mais arrivés aux silos de stockage des granulés, nous apercevons 6 grands racks de stock d’arbres destinés au « bois-énergie ». Parmi eux, on distingue des diamètres et des essences mélangés – notamment du feuillu. Nous apprenons que c’est un « complément » pour la production de granulés, car celle-ci a été dimensionné pour 250 000 m³ de sciage par an, et qu’ils n’en font actuellement que 150 000 m³. Ils n’ont donc pas assez de déchets de sciage et « complètent » avec des arbres entiers.

Concurrence européenne et marché artificiel

Plus loin, on montre à notre groupe des exemples de pièces usinées dont la production va considérablement augmenter grâce à l’extension et aux nouveaux investissements pour produire du lamellé-collé et du lamellé-croisé (sans colle), que l’on appelle CLT. En effet, le responsable commercial ne cesse de le rappeler : pour survivre à concurrence, des scieries allemandes notamment, les grandes scieries françaises ont besoin de massivement investir pour se positionner sur le secteur des lamellés. Notre guide craint en effet que les Allemands viennent s’approvisionner en résineux en France, qu’ils le transforment en CLT et le nous le revende. Le responsable commercial indique qu’il s’agit de « produire français pour répondre à nos propres besoins en bois ». Il parle du béton, des limites d’extraction du sable, explique que le bois pourra être une solution pour « continuer la croiss… euh les rénovations du bâti existant ». Il finit par une ultime contradiction : les débouchés commerciaux pour écouler l’augmentation de la production n’existent pas encore. Il faut les trouver. Tiens tiens, nous qui pensions que tout cela était mis en œuvre pour répondre aux besoins en bois des consommateurs français insatiable. Il semblerait que nous ne soyons pas ceux qui « surconsomment » mais bien que certaines entreprises « surproduisent » et mettent en œuvre des stratégies pour écouler tout ce bois.

La visite se poursuit dans le hangar où sont stockés les granulés de bois. Certains sacs indiquent « TotalEnergies ». Roméo nous dit dans son article : « L’un des accompagnateurs m’explique que l’usine vend ses granulés à des revendeurs – dont le premier groupe pétrolier français, heureux, sans doute, de pouvoir ajouter un combustible « renouvelable » à sa gamme fossile ». Alors même que l’essentiel des aides publiques attribués à PiveteauBois sont justifiés par « la transition énergétique », nous voyons bien de quelle vision de la transition il s’agit.

Notre tour se termine. A la sortie, des employés offrent des cadeaux aux visiteurs :  un stylo, un jeu en bois et, surtout, un jeune plant de douglas à planter chez soi. Les industriels sont des planteurs – leur modèle est celui qui impose un certain visage à nos forêts. Maintenant que nous avons vu l’usine, nous en sommes d’autant plus convaincus. Il est urgent d’empêcher cette extension, il est urgent d’imaginer d’autres modèles.